Si quelque chose me dispose a reflechir a partir de la polemique suscitee par le roman de Yannick Haenel, Jan Karski (Gallimard, 2009), c’est que lorsque j’ai eprouve le desir urgent d’ecrire sur quelqu’un que j’avais de si pres tenu, et dont je m’etais senti proche, mon pere decede, je n’ai pu le faire qu’en recourant a des moyens caracteristiques de la fiction : supposer qu’il parlait de sa vie et que je l’enregistrais, qu’il me dictait un recit, que sa parole se poursuivait alors meme qu’il sentait ses moyens intellectuels lui echapper.
Mais les livres qu’adolescent j’ai convoites et pris dans sa bibliotheque, et que j’ai la chance d’avoir encore soixante ans plus tard, n’etaient-ils pas deja, des l’immediate apres-guerre, tisses de fiction, alors qu’ils venaient repondre au desir de savoir ce qui s’etait passe, ce qui avait ete eprouve et pense ? Les Jours de notre mort, de David Rousset (1947), Kaputt, de Malaparte (1944), et concurremment Le Zero et l’Infini, d’Arthur Koestler (1945), roman qui faisait entrer le lecteur dans la cellule ou etait enferme Roubachof-Boukharine, et dans l’enfermement de sa conscience tourmentee, une conscience a laquelle on n’a eu un acces authentique que bien plus tard, lorsque sont parvenus de la Russie postcommuniste les derniers textes, pathetiques et pitoyables, ecrits par Boukharine lui-meme avant d’etre execute par Staline.
L’etonnant est que le livre de Rousset comme celui de Malaparte, en depit de leurs exces ostensiblement „litteraires”, transmettaient avec une precision inoubliable la verite de ce qu’ils visaient. Rousset, a travers une mise en scene grand-guignolesque (premiere partie : „Il est plusieurs manieres d’entrer dans la demeure des maitres”) et le recours delibere a „la technique du roman”, incisait la sensibilite et la memoire, dans son immense panorama de Buchenwald, par des scenes comme celle du SS se suspendant a la corde de la potence, pour en eprouver la solidite, et criant avec satisfaction : „Prima !” ; ou la lapidation du kapo tzigane Ouli par les detenus, apres la liberation du camp.
Malaparte, se mettant en scene comme un bouffon d’une „implausible” insolence face aux dignitaires nazis, inventant des scenes, composant son livre autour de figures d’animaux, touchait juste, non seulement pour parler de ce qu’il nommait la „cruaute allemande”, mais dans la description de scenes precises, le pogrom de Iasi de juin 1941, les chiens dresses par les Sovietiques a aller se faire exploser sous les tanks allemands, la souffrance des peuples, y compris celle du peuple allemand.
Un temps est venu ensuite ou des oeuvres litteraires (puis des films), ecrites par qui n’y etait pas (Andre Schwarz-Bart et son Dernier des justes), par qui meme n’avait pas ete le contemporain de ces faits, ont ete composees et proposees. Une sorte de barriere invisible etait franchie. L’ecrivain britannique D. M. Thomas, dans l’intrigue transeuropeenne de L’Hotel blanc, suivant les aventures d’une patiente de Freud, decrit ce qui n’a ete decrit par aucun temoin du massacre perpetre par les nazis dans le ravin de Babi Yar a Kiev, en 1941.
Quelle que soit la valeur de ces oeuvres, on note en tout cas que le recours au roman n’y a pas du tout la meme signification que dans le cas de David Rousset, ou plus recemment des livres d’Imre Kertesz, dont Etre sans destin (paru en hongrois en 1975) porte le sous-titre „roman”, alors meme qu’il porte temoignage, mais d’une experience si singuliere, si difficilement partageable (celle de la deportation a Auschwitz a l’adolescence), et a laquelle on survit si difficilement, qu’elle ne peut se livrer que dans une elaboration complexe et sarcastique, perpetuellement consciente de sa fragilite – et cependant d’une etonnante lisibilite et meme d’un charme troublant.
Il y a les moyens litteraires, la „technique” : metaphores, dramatisation, soin du langage, references artistiques ou religieuses (tel „l’enfer”, dont l’image s’impose aux temoins les plus modestes), voire la sobriete ou la discretion ou reticence (frappantes chez Primo Levi) ; il y a d’ailleurs aussi en parallele un „art de l’historien”, qui ordonne ou subordonne, fait un sort a tel detail, agrandit et relegue, et chez qui l’emotion retenue reste sensible et meme directrice (Raul Hilberg, Saul Friedlaender). Et il y a d’autre part le recours a la fiction (le mot n’avait pas cours dans les annees 1940-1950) de personnages, de paroles ou de pensees, inventes et inseres dans un cadre authentique.
Or dans le domaine dont nous parlons, la verite des faits, des paroles, des existences vecues importe d’une facon nouvelle : parce qu’elle doit s’arracher non seulement aux prestiges du mythe ou aux mensonges de la propagande, mais a des entreprises enormes de dissimulation, de negation, de dissimulation des traces, de falsification, de destruction des restes de ceux qui furent assassines. Et parce que sont presents dans notre monde, dans notre temps, parmi nous, des survivants : victimes dont il incombe a chacun de respecter la sensibilite et les souvenirs difficiles a heberger en soi et a transmettre, temoins, acteurs.
Ce n’est pas seulement qu’on doive menager un temps de maturation pour transmuer les evenements les plus bouleversants en materiau a elaborer ou duquel partir pour creer des oeuvres : ce fut le cas par exemple pour la Terreur revolutionnaire, me souffle Pierre Michon, l’auteur des Onze, entre les evenements de 1793-1794 et la date de redaction d’Un episode sous la Terreur, de Balzac (1830, 1845) ou du Quatre-vingt-treize, de Victor Hugo (1874).
C’est que la douleur, la honte, la culpabilite sont encore vivantes, comme le sont la destruction et le mensonge. Ce n’est pas qu’il faudrait attendre que les survivants soient morts, puisque je ne veux pas qu’ils meurent : nombre d’entre eux sont des proches, et je les cheris d’une facon particuliere, avec l’attachement supplementaire motive par ce savoir difficilement communicable dont ils sont porteurs.
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Pierre Pachet
Article paru dans l’edition du 07.02.10

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Le roman de l’Histoire

Si quelque chose me dispose a reflechir a partir de la polemique suscitee par le roman de Yannick Haenel, Jan Karski (Gallimard, 2009), c’est que lorsque j’ai eprouve le desir urgent d’ecrire sur quelqu’un que j’avais de si pres tenu, et dont je m’etais senti proche, mon pere decede, je n’ai pu le faire qu’en recourant a des moyens caracteristiques de la fiction : supposer qu’il parlait de sa vie et que je l’enregistrais, qu’il me dictait un recit, que sa parole se poursuivait alors meme qu’il sentait ses moyens intellectuels lui echapper.
Mais les livres qu’adolescent j’ai convoites et pris dans sa bibliotheque, et que j’ai la chance d’avoir encore soixante ans plus tard, n’etaient-ils pas deja, des l’immediate apres-guerre, tisses de fiction, alors qu’ils venaient repondre au desir de savoir ce qui s’etait passe, ce qui avait ete eprouve et pense ? Les Jours de notre mort, de David Rousset (1947), Kaputt, de Malaparte (1944), et concurremment Le Zero et l’Infini, d’Arthur Koestler (1945), roman qui faisait entrer le lecteur dans la cellule ou etait enferme Roubachof-Boukharine, et dans l’enfermement de sa conscience tourmentee, une conscience a laquelle on n’a eu un acces authentique que bien plus tard, lorsque sont parvenus de la Russie postcommuniste les derniers textes, pathetiques et pitoyables, ecrits par Boukharine lui-meme avant d’etre execute par Staline.
L’etonnant est que le livre de Rousset comme celui de Malaparte, en depit de leurs exces ostensiblement „litteraires”, transmettaient avec une precision inoubliable la verite de ce qu’ils visaient. Rousset, a travers une mise en scene grand-guignolesque (premiere partie : „Il est plusieurs manieres d’entrer dans la demeure des maitres”) et le recours delibere a „la technique du roman”, incisait la sensibilite et la memoire, dans son immense panorama de Buchenwald, par des scenes comme celle du SS se suspendant a la corde de la potence, pour en eprouver la solidite, et criant avec satisfaction : „Prima !” ; ou la lapidation du kapo tzigane Ouli par les detenus, apres la liberation du camp.
Malaparte, se mettant en scene comme un bouffon d’une „implausible” insolence face aux dignitaires nazis, inventant des scenes, composant son livre autour de figures d’animaux, touchait juste, non seulement pour parler de ce qu’il nommait la „cruaute allemande”, mais dans la description de scenes precises, le pogrom de Iasi de juin 1941, les chiens dresses par les Sovietiques a aller se faire exploser sous les tanks allemands, la souffrance des peuples, y compris celle du peuple allemand.
Un temps est venu ensuite ou des oeuvres litteraires (puis des films), ecrites par qui n’y etait pas (Andre Schwarz-Bart et son Dernier des justes), par qui meme n’avait pas ete le contemporain de ces faits, ont ete composees et proposees. Une sorte de barriere invisible etait franchie. L’ecrivain britannique D. M. Thomas, dans l’intrigue transeuropeenne de L’Hotel blanc, suivant les aventures d’une patiente de Freud, decrit ce qui n’a ete decrit par aucun temoin du massacre perpetre par les nazis dans le ravin de Babi Yar a Kiev, en 1941.
Quelle que soit la valeur de ces oeuvres, on note en tout cas que le recours au roman n’y a pas du tout la meme signification que dans le cas de David Rousset, ou plus recemment des livres d’Imre Kertesz, dont Etre sans destin (paru en hongrois en 1975) porte le sous-titre „roman”, alors meme qu’il porte temoignage, mais d’une experience si singuliere, si difficilement partageable (celle de la deportation a Auschwitz a l’adolescence), et a laquelle on survit si difficilement, qu’elle ne peut se livrer que dans une elaboration complexe et sarcastique, perpetuellement consciente de sa fragilite – et cependant d’une etonnante lisibilite et meme d’un charme troublant.
Il y a les moyens litteraires, la „technique” : metaphores, dramatisation, soin du langage, references artistiques ou religieuses (tel „l’enfer”, dont l’image s’impose aux temoins les plus modestes), voire la sobriete ou la discretion ou reticence (frappantes chez Primo Levi) ; il y a d’ailleurs aussi en parallele un „art de l’historien”, qui ordonne ou subordonne, fait un sort a tel detail, agrandit et relegue, et chez qui l’emotion retenue reste sensible et meme directrice (Raul Hilberg, Saul Friedlaender). Et il y a d’autre part le recours a la fiction (le mot n’avait pas cours dans les annees 1940-1950) de personnages, de paroles ou de pensees, inventes et inseres dans un cadre authentique.
Or dans le domaine dont nous parlons, la verite des faits, des paroles, des existences vecues importe d’une facon nouvelle : parce qu’elle doit s’arracher non seulement aux prestiges du mythe ou aux mensonges de la propagande, mais a des entreprises enormes de dissimulation, de negation, de dissimulation des traces, de falsification, de destruction des restes de ceux qui furent assassines. Et parce que sont presents dans notre monde, dans notre temps, parmi nous, des survivants : victimes dont il incombe a chacun de respecter la sensibilite et les souvenirs difficiles a heberger en soi et a transmettre, temoins, acteurs.
Ce n’est pas seulement qu’on doive menager un temps de maturation pour transmuer les evenements les plus bouleversants en materiau a elaborer ou duquel partir pour creer des oeuvres : ce fut le cas par exemple pour la Terreur revolutionnaire, me souffle Pierre Michon, l’auteur des Onze, entre les evenements de 1793-1794 et la date de redaction d’Un episode sous la Terreur, de Balzac (1830, 1845) ou du Quatre-vingt-treize, de Victor Hugo (1874).
C’est que la douleur, la honte, la culpabilite sont encore vivantes, comme le sont la destruction et le mensonge. Ce n’est pas qu’il faudrait attendre que les survivants soient morts, puisque je ne veux pas qu’ils meurent : nombre d’entre eux sont des proches, et je les cheris d’une facon particuliere, avec l’attachement supplementaire motive par ce savoir difficilement communicable dont ils sont porteurs.
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Pierre Pachet
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Postat de pe data de 31 ian., 2010 in categoria România în lume. Poti urmari comentariile acestui articol prin RSS 2.0. Acest articol a fost vizualizat de 413 ori.

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