Un fabuleux gisement d’or, une societe enregistree aux Caraibes, des travaux gigantesques deplacant des villages entiers et l’emploi massif de cyanure : le projet de Rosia Montana, en Roumanie, a tout pour dechainer les passions.
Transylvanie. D’Oradea jusqu’a Rosia Montana, la route serpente sur 180 kilometres. Un paysage superbe de montagnes et de forets. Dans les clairieres, des hommes coiffes de chapeaux ronds nous saluent, dans les virages en epingle des routes montant en lacet, nous croisons des roulottes de Tsiganes. Arrives a Cimpeni [dans les monts Apuseni], nous percevons les premiers indices de la presence de l’or : l’eau descendant de Rosia Montana veine d’orange le vert profond de l’Aries. C’est l’endroit precis ou, pour les poissons, commence la fin : l’eau du cours inferieur de la riviere est la plus polluee de Roumanie.
Rosia Montana est un cul-de-sac : la route goudronnee s’arrete sur la place centrale de cette petite ville miniere, autrefois florissante ; pour aller au-dela, jusqu’au mont du Chateau, il faut emprunter les sentiers de montagne. A 16 heures, la ville est deserte, elle rappelle le Macondo de Cent ans de solitude de l’ecrivain colombien Gabriel Garcia Marquez : les portes des magasins sont cadenassees, les passants sont rares, tout est delabre. Aux fenetres et sur les poteaux electriques s’affichent des annonces immobilieres : elles proposent aux habitants de cette localite des maisons et des appartements dans des villes lointaines. Et pour cause. Une veritable tragedie humaine s’annonce ici. La compagnie [canadienne] S. C. Gold Corporation Rosia Montana a obtenu de l’Etat roumain, contre 3 millions de dollars, les droits d’exploitation du gisement d’or et d’argent des montagnes alentour, d’une superficie de 80 kilometres carres, pour vingt-cinq ans. Aujourd’hui, c’est le deuxieme plus grand gisement d’or connu au monde. Selon les prospections, les montagnes recelent pres de 300 tonnes d’or, dont on peut en extraire de 80 a 90 %. On y trouve aussi 1 400 tonnes d’argent dont les deux tiers peuvent etre extraits. Il est vrai que, pour y arriver, il va falloir deloger les habitants de quatre communes. A Rosia Montana et dans les villages environnants, il faut en effet demolir 900 maisons. D’apres les experts independants, l’entreprise pourrait en tirer un profit de 2 milliards de dollars.
Sur l’une des collines s’elevent les lieux de culte de la minorite magyare : une eglise catholique, un temple unitarien et un temple calviniste. [Dans leur lettre ouverte du 29 octobre dernier, ces Eglises ont exprime leur inquietude et exige un referendum local sur le projet minier.] Les Magyars commencent a ne plus avoir la cote ici : la Hongrie est en effet soupconnee de vouloir priver les habitants des sommes promises en guise de dedommagements par la compagnie miniere canadienne. [La Hongrie, situee dans le bassin ou debouchent toutes les rivieres des Carpates, serait la premiere victime d’une pollution accidentelle et mene la bataille contre le projet aux cotes des ecologistes roumains et de Greenpeace.] Nous rencontrons une vieille dame magyare qui prefere rester anonyme. Elle a longtemps rechigne a partir – elle etait tres attachee a sa maison et faisait partie de l’association Alburnus Maior, de l’ancien nom romain de la ville [qui connaissait deja une exploitation miniere a l’epoque]. Puis elle a vu que ses voisins s’etaient volatilises, qu’ils avaient accepte la coquette somme payee par l’entreprise canadienne a ceux qui consentent a quitter la ville. Aujourd’hui, elle aussi serait prete a vendre sa maison pour demenager a Cluj-Napoca. „Les experts visitent chaque maison et ils paient pour les vergers, les clotures en bois sculpte, pour tout ce qui a de la valeur ou qui a coute de l’argent a une epoque lointaine.” Avant que les Canadiens n’aient debarque, une de ses connaissances cherchait a vendre sa maison en ruine pour 100 millions de lei [3 500 euros], sans succes. Il vient d’empocher 800 millions de lei [27 700 euros]. Pour un bien immobilier en bon etat, elle a deja vu payer 1,5 milliard de lei [52 000 euros], somme qui permet d’acheter un appartement n’importe ou dans le pays. Ceux qui se mettent d’accord avec les Canadiens touchent la moitie de l’argent et disposent de deux mois pour demenager. Et s’ils le font dans un rayon inferieur a 250 kilometres, les frais de demenagement sont pris en charge par l’entreprise. Lorsque c’est fait, ils recoivent le second versement. „Lorsque nous visitons une maison ou un appartement et que les gens apprennent d’ou nous venons, ils doublent immediatement leur prix, raconte-t-elle. Dans le pays, on nous appelle desormais ‘les milliardaires de Rosia Montana’. Qu’ils se mettent a notre place et ils verront ce que c’est que recommencer une vie, a plus de 60 ans, parmi de parfaits inconnus.”
Le lendemain, tot le matin, nous frappons a la porte du maire, Virgil Narita. Il a ete elu il y a deux ans en defendant les couleurs du parti de l’actuel president, Ion Iliescu. Nous sommes en train de nous presenter lorsque son portable sonne. „Je sais, dit-il, ils sont dans mon bureau.” Nous aimerions savoir ce que ressent un maire en voyant les habitants de sa commune se disperser pendant son mandat. „Il n’est pas sur qu’ils se dispersent”, repond-il, et il nous montre des statistiques etablies voila deux ans, selon lesquelles 86 % de la population approuvaient l’ouverture de la mine, 132 familles souhaitaient des dedommagements et s’en aller, tandis que 236 familles esperaient un nouveau logement et un emploi bien remunere, sur place ; 85 n’avaient pas pris leur decision. Le premier magistrat de la commune croit savoir que 115 familles ont deja touche de l’argent. On n’a pas encore commence a construire les nouveaux lotissements, a 3 kilometres de la, mais le maire est optimiste : l’argent de la compagnie offre une chance unique de pouvoir construire un village moderne du XXIe siecle. Il n’est pas ingenieur des mines, dit-il, mais il a confiance en la legislation roumaine sur l’ecologie et pense que l’entreprise la respectera, de sorte que personne ne souffre du cyanure. Pour debuter l’exploitation miniere a ciel ouvert, l’entreprise a besoin d’un capital de 250 millions de dollars ; jusqu’a ce jour, elle a depense 20 millions pour les forages de prospection ainsi que pour des etudes de faisabilite et de protection de l’environnement. L’entreprise beneficie de certaines facilites du fait que le gouvernement a declare la region „zone defavorisee”. C’est la raison pour laquelle l’entreprise ne devra acquitter ni impots ni droits de douane. L’exploitation de la mine devrait durer quinze ans.
La Gold Corporation a ete fondee par Gabriel Resources, une societe sise a Toronto mais enregistree a La Barbade, et par la compagnie roumaine Deva, autrefois specialisee dans les mines de cuivre. Alors qu’au debut la partie roumaine possedait les trois quarts des actions, en trois ans les proportions se sont inversees : 80 % sont desormais detenus par les Canadiens et 20 % par les Roumains. L’entreprise avait promis de donner du travail d’abord a 7 000 puis a 3 500 personnes, mais, ensuite, dans l’etude de faisabilite rendue publique, on ne parlait plus que de 300 emplois.
La biographie de Frank Timis, le dirigeant de la societe mixte, est egalement instructive. Ce jeune homme, ne a Borsa, en Transylvanie, a emigre en Australie en 1981, ou il a eu deux fois affaire a la justice pour possession et trafic de drogues dures. Plus tard, il s’est installe au Canada, avant de rentrer en Roumanie en riche homme d’affaires et entrepreneur, afin d’y monter ce projet de mine d’or.
Mais le projet de Rosia Montana presente un autre aspect, non moins inquietant : l’utilisation massive du cyanure. Pour extraire l’or, l’entreprise tient a cette technologie [qui consiste a imbiber de cyanure le minerai a faible teneur d’or, prealablement broye], pourtant interdite par plusieurs directives europeennes. La capacite de stockage des draineurs de cyanure prevus dans le projet est cinq fois superieure a celle de Baia Mare [dans les Maramures], cette autre mine d’or de Transylvanie, dont le nom est lie a une catastrophe ecologique : le 30 janvier 2000, pres de 100 000 metres cubes d’effluents, soit 3 tonnes de cyanure, s’etaient deverses dans l’ecosysteme, et l’on avait retrouve 1 200 tonnes de poissons morts dans la riviere Tisza [ou Tyza, en Ukraine].
La Gold Corporation a sollicite un credit de 250 millions de dollars de la Banque mondiale pour debuter, mais elle ne l’a pas obtenu. Cette institution a en effet renonce a financer le projet le 10 octobre dernier, apres avoir consulte les experts en environnement.
Le quotidien regional Unirea a publie l’information en premiere page, mais avec une presentation pour le moins curieuse : „La Banque mondiale donne le feu vert au projet de Rosia Montana !” On tient le journal pour un porte-parole officieux de la societe canadienne. Apres la decision de la Banque mondiale, le journal a en effet publie une ancienne interview de Frank Timis, faite en juillet. L’homme d’affaires y disait : „La Banque mondiale est une institution bureaucratique qui, comme le Kremlin, ne fait que suivre les evenements, cinquante pas en arriere. D’ailleurs c’est elle qui veut collaborer avec nous et pas nous avec elle.” Deja, a l’epoque, l’entrepreneur etait d’avis que son entreprise „n'[avait] pas besoin des 60 millions de dollars que la Banque lui [avait] proposes” (sic).
Au bistrot de la place centrale, nous tombons sur des gens qui ne veulent pas demenager. L’un d’entre eux travaille a la mine d’Etat, qui fonctionne toujours, mais n’arrive meme pas a vendre les quelque 35 kilogrammes d’or qu’elle extrait par mois. C’est la societe canadienne qui a regle la derniere facture d’electricite de l’entreprise. Il est vrai qu’en contrepartie elle lui a emprunte des equipements pour analyser les echantillons des forages d’essai. Les gens, au bistrot, pensent que les jeunes, dans leur grande majorite, veulent rester : ils esperent decrocher un emploi avec un beau salaire et une maison flambant neuve.
Ils ne nous cachent pas que, aujourd’hui encore, ils emploient du cyanure pour extraire l’or du minerai, car il n’y a pas de budget pour respecter les reglementations ecologiques. Il suffit donc d’une pluie abondante pour que le taux de cyanure et de metaux lourds des puits de Turda, qui se trouve tout de meme a 80 kilometres de la, depasse de quinze fois le taux autorise. Puis ils finissent par nous initier au grand mystere : la montagne ne cede pas son or gratuitement. Ainsi, au debut des forages d’essai, quelques „rayons” ont du s’echapper car les herbivores qui paissaient dans le coin ont immediatement commence a vomir, et, depuis ce jour, les cerisiers ne fleurissent plus…
Sur la maison de Roxana Manta, un enorme panneau proclame que cette maison n’est pas a vendre et que l’on ne veut pas du cyanure. L’enseignante, professeur d’histoire a la retraite, connait la region sur le bout des doigts : c’est elle qui a ecrit la monographie de la commune. Elle fera tout ce qu’elle peut pour qu’a la place des mines remontant a l’epoque des Romains on ne trouve pas un trou beant. „Je suis nee ici, dans cette piece, et je veux y mourir”, dit-elle en retenant ses larmes. „Un etranger debarque pour s’enrichir et il me chasse de ma maison. C’est ca, la democratie ? Trois cents tonnes d’or valent combien de vies humaines ? Et pourquoi les lui a-t-on donnees pour des prunes ? Si le gouvernement est corrompu, pourquoi est-ce a moi d’en souffrir ?” L’enseignante raconte que la societe a obtenu de l’Etat roumain l’autorisation d’exploitation deux ans avant d’avoir acheve les etudes prealables. Malgre la demande de la population, ils n’ont pas soumis la question a un referendum local. „Ils ont tout obtenu au prix de mensonges et de tricheries ! Mais que se passera-t-il dans quinze ans, quand le Canadien sera parti ? Nous ne luttons pas contre l’industrie miniere, d’autant moins qu’elle est au centre de notre histoire depuis plus de mille ans. Nous luttons contre les crapules !” Depuis six mois, une Suisse, Stephanie Roth, habite chez Roxana. Elle est venue en Roumanie pour combattre ce projet megalomane. Elle tient a preciser qu’elle n’est salariee d’aucune organisation ecologiste. Elle rappelle que la societe Esmeralda de Baia Mare avait aussi, en son temps, promis le paradis sur terre, et que l’aventure s’est terminee par une gigantesque catastrophe ecologique. D’apres les documents qu’elle a pu se procurer, le draineur de cyanure prevu a l’emplacement de la bourgade de Carina devrait etre muni d’un barrage de 180 metres de haut. Cependant la region est un veritable gruyere, car on y pratique l’extraction miniere depuis plusieurs milliers d’annees, de sorte que personne ne peut dire ou se trouvent les galeries d’antan. La question se pose donc legitimement : les 200 millions de metres cubes d’eau polluee ne pourront-ils pas s’echapper ? Et jusqu’a quand les galeries situees sous la retenue pourront-elles supporter cet immense poids sans s’effondrer ? „Les representants de la societe canadienne ont reponse a tout, dit Stephanie. Ils affirment, par exemple, que le barrage sera conforme aux normes antisismiques – dans cette region ou, de memoire d’homme, il n’y a jamais eu de tremblement de terre ! -, mais ils passent sous silence le fait que, par souci d’economie, ils n’ont fait aucune etude geologique sur le site du lac de decantation. Et d’un point de vue juridique, il serait interessant de savoir si l’Etat roumain avait le droit de vendre les droits d’exploitation des mines qu’il avait pris de force a leurs proprietaires apres la Seconde Guerre mondiale.”
Avant de repartir, nous nous arretons encore sur le marche pour prendre quelques photos. Un homme, voyant notre plaque d’immatriculation, s’adresse a nous en hongrois. „Vous savez, les Canadiens nous ont promis que nous verrions des grenouilles coasser aux alentours du draineur de cyanure. Eh bien, c’est pour ca que je ne veux pas partir : de ma vie, je n’ai jamais vu de grenouilles acido-resistantes.”

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UN PROJET TITANESQUE DANS LES CARPATES • Rosia Montana et ses tonnes d’or

Un fabuleux gisement d’or, une societe enregistree aux Caraibes, des travaux gigantesques deplacant des villages entiers et l’emploi massif de cyanure : le projet de Rosia Montana, en Roumanie, a tout pour dechainer les passions.
Transylvanie. D’Oradea jusqu’a Rosia Montana, la route serpente sur 180 kilometres. Un paysage superbe de montagnes et de forets. Dans les clairieres, des hommes coiffes de chapeaux ronds nous saluent, dans les virages en epingle des routes montant en lacet, nous croisons des roulottes de Tsiganes. Arrives a Cimpeni [dans les monts Apuseni], nous percevons les premiers indices de la presence de l’or : l’eau descendant de Rosia Montana veine d’orange le vert profond de l’Aries. C’est l’endroit precis ou, pour les poissons, commence la fin : l’eau du cours inferieur de la riviere est la plus polluee de Roumanie.
Rosia Montana est un cul-de-sac : la route goudronnee s’arrete sur la place centrale de cette petite ville miniere, autrefois florissante ; pour aller au-dela, jusqu’au mont du Chateau, il faut emprunter les sentiers de montagne. A 16 heures, la ville est deserte, elle rappelle le Macondo de Cent ans de solitude de l’ecrivain colombien Gabriel Garcia Marquez : les portes des magasins sont cadenassees, les passants sont rares, tout est delabre. Aux fenetres et sur les poteaux electriques s’affichent des annonces immobilieres : elles proposent aux habitants de cette localite des maisons et des appartements dans des villes lointaines. Et pour cause. Une veritable tragedie humaine s’annonce ici. La compagnie [canadienne] S. C. Gold Corporation Rosia Montana a obtenu de l’Etat roumain, contre 3 millions de dollars, les droits d’exploitation du gisement d’or et d’argent des montagnes alentour, d’une superficie de 80 kilometres carres, pour vingt-cinq ans. Aujourd’hui, c’est le deuxieme plus grand gisement d’or connu au monde. Selon les prospections, les montagnes recelent pres de 300 tonnes d’or, dont on peut en extraire de 80 a 90 %. On y trouve aussi 1 400 tonnes d’argent dont les deux tiers peuvent etre extraits. Il est vrai que, pour y arriver, il va falloir deloger les habitants de quatre communes. A Rosia Montana et dans les villages environnants, il faut en effet demolir 900 maisons. D’apres les experts independants, l’entreprise pourrait en tirer un profit de 2 milliards de dollars.
Sur l’une des collines s’elevent les lieux de culte de la minorite magyare : une eglise catholique, un temple unitarien et un temple calviniste. [Dans leur lettre ouverte du 29 octobre dernier, ces Eglises ont exprime leur inquietude et exige un referendum local sur le projet minier.] Les Magyars commencent a ne plus avoir la cote ici : la Hongrie est en effet soupconnee de vouloir priver les habitants des sommes promises en guise de dedommagements par la compagnie miniere canadienne. [La Hongrie, situee dans le bassin ou debouchent toutes les rivieres des Carpates, serait la premiere victime d’une pollution accidentelle et mene la bataille contre le projet aux cotes des ecologistes roumains et de Greenpeace.] Nous rencontrons une vieille dame magyare qui prefere rester anonyme. Elle a longtemps rechigne a partir – elle etait tres attachee a sa maison et faisait partie de l’association Alburnus Maior, de l’ancien nom romain de la ville [qui connaissait deja une exploitation miniere a l’epoque]. Puis elle a vu que ses voisins s’etaient volatilises, qu’ils avaient accepte la coquette somme payee par l’entreprise canadienne a ceux qui consentent a quitter la ville. Aujourd’hui, elle aussi serait prete a vendre sa maison pour demenager a Cluj-Napoca. „Les experts visitent chaque maison et ils paient pour les vergers, les clotures en bois sculpte, pour tout ce qui a de la valeur ou qui a coute de l’argent a une epoque lointaine.” Avant que les Canadiens n’aient debarque, une de ses connaissances cherchait a vendre sa maison en ruine pour 100 millions de lei [3 500 euros], sans succes. Il vient d’empocher 800 millions de lei [27 700 euros]. Pour un bien immobilier en bon etat, elle a deja vu payer 1,5 milliard de lei [52 000 euros], somme qui permet d’acheter un appartement n’importe ou dans le pays. Ceux qui se mettent d’accord avec les Canadiens touchent la moitie de l’argent et disposent de deux mois pour demenager. Et s’ils le font dans un rayon inferieur a 250 kilometres, les frais de demenagement sont pris en charge par l’entreprise. Lorsque c’est fait, ils recoivent le second versement. „Lorsque nous visitons une maison ou un appartement et que les gens apprennent d’ou nous venons, ils doublent immediatement leur prix, raconte-t-elle. Dans le pays, on nous appelle desormais ‘les milliardaires de Rosia Montana’. Qu’ils se mettent a notre place et ils verront ce que c’est que recommencer une vie, a plus de 60 ans, parmi de parfaits inconnus.”
Le lendemain, tot le matin, nous frappons a la porte du maire, Virgil Narita. Il a ete elu il y a deux ans en defendant les couleurs du parti de l’actuel president, Ion Iliescu. Nous sommes en train de nous presenter lorsque son portable sonne. „Je sais, dit-il, ils sont dans mon bureau.” Nous aimerions savoir ce que ressent un maire en voyant les habitants de sa commune se disperser pendant son mandat. „Il n’est pas sur qu’ils se dispersent”, repond-il, et il nous montre des statistiques etablies voila deux ans, selon lesquelles 86 % de la population approuvaient l’ouverture de la mine, 132 familles souhaitaient des dedommagements et s’en aller, tandis que 236 familles esperaient un nouveau logement et un emploi bien remunere, sur place ; 85 n’avaient pas pris leur decision. Le premier magistrat de la commune croit savoir que 115 familles ont deja touche de l’argent. On n’a pas encore commence a construire les nouveaux lotissements, a 3 kilometres de la, mais le maire est optimiste : l’argent de la compagnie offre une chance unique de pouvoir construire un village moderne du XXIe siecle. Il n’est pas ingenieur des mines, dit-il, mais il a confiance en la legislation roumaine sur l’ecologie et pense que l’entreprise la respectera, de sorte que personne ne souffre du cyanure. Pour debuter l’exploitation miniere a ciel ouvert, l’entreprise a besoin d’un capital de 250 millions de dollars ; jusqu’a ce jour, elle a depense 20 millions pour les forages de prospection ainsi que pour des etudes de faisabilite et de protection de l’environnement. L’entreprise beneficie de certaines facilites du fait que le gouvernement a declare la region „zone defavorisee”. C’est la raison pour laquelle l’entreprise ne devra acquitter ni impots ni droits de douane. L’exploitation de la mine devrait durer quinze ans.
La Gold Corporation a ete fondee par Gabriel Resources, une societe sise a Toronto mais enregistree a La Barbade, et par la compagnie roumaine Deva, autrefois specialisee dans les mines de cuivre. Alors qu’au debut la partie roumaine possedait les trois quarts des actions, en trois ans les proportions se sont inversees : 80 % sont desormais detenus par les Canadiens et 20 % par les Roumains. L’entreprise avait promis de donner du travail d’abord a 7 000 puis a 3 500 personnes, mais, ensuite, dans l’etude de faisabilite rendue publique, on ne parlait plus que de 300 emplois.
La biographie de Frank Timis, le dirigeant de la societe mixte, est egalement instructive. Ce jeune homme, ne a Borsa, en Transylvanie, a emigre en Australie en 1981, ou il a eu deux fois affaire a la justice pour possession et trafic de drogues dures. Plus tard, il s’est installe au Canada, avant de rentrer en Roumanie en riche homme d’affaires et entrepreneur, afin d’y monter ce projet de mine d’or.
Mais le projet de Rosia Montana presente un autre aspect, non moins inquietant : l’utilisation massive du cyanure. Pour extraire l’or, l’entreprise tient a cette technologie [qui consiste a imbiber de cyanure le minerai a faible teneur d’or, prealablement broye], pourtant interdite par plusieurs directives europeennes. La capacite de stockage des draineurs de cyanure prevus dans le projet est cinq fois superieure a celle de Baia Mare [dans les Maramures], cette autre mine d’or de Transylvanie, dont le nom est lie a une catastrophe ecologique : le 30 janvier 2000, pres de 100 000 metres cubes d’effluents, soit 3 tonnes de cyanure, s’etaient deverses dans l’ecosysteme, et l’on avait retrouve 1 200 tonnes de poissons morts dans la riviere Tisza [ou Tyza, en Ukraine].
La Gold Corporation a sollicite un credit de 250 millions de dollars de la Banque mondiale pour debuter, mais elle ne l’a pas obtenu. Cette institution a en effet renonce a financer le projet le 10 octobre dernier, apres avoir consulte les experts en environnement.
Le quotidien regional Unirea a publie l’information en premiere page, mais avec une presentation pour le moins curieuse : „La Banque mondiale donne le feu vert au projet de Rosia Montana !” On tient le journal pour un porte-parole officieux de la societe canadienne. Apres la decision de la Banque mondiale, le journal a en effet publie une ancienne interview de Frank Timis, faite en juillet. L’homme d’affaires y disait : „La Banque mondiale est une institution bureaucratique qui, comme le Kremlin, ne fait que suivre les evenements, cinquante pas en arriere. D’ailleurs c’est elle qui veut collaborer avec nous et pas nous avec elle.” Deja, a l’epoque, l’entrepreneur etait d’avis que son entreprise „n'[avait] pas besoin des 60 millions de dollars que la Banque lui [avait] proposes” (sic).
Au bistrot de la place centrale, nous tombons sur des gens qui ne veulent pas demenager. L’un d’entre eux travaille a la mine d’Etat, qui fonctionne toujours, mais n’arrive meme pas a vendre les quelque 35 kilogrammes d’or qu’elle extrait par mois. C’est la societe canadienne qui a regle la derniere facture d’electricite de l’entreprise. Il est vrai qu’en contrepartie elle lui a emprunte des equipements pour analyser les echantillons des forages d’essai. Les gens, au bistrot, pensent que les jeunes, dans leur grande majorite, veulent rester : ils esperent decrocher un emploi avec un beau salaire et une maison flambant neuve.
Ils ne nous cachent pas que, aujourd’hui encore, ils emploient du cyanure pour extraire l’or du minerai, car il n’y a pas de budget pour respecter les reglementations ecologiques. Il suffit donc d’une pluie abondante pour que le taux de cyanure et de metaux lourds des puits de Turda, qui se trouve tout de meme a 80 kilometres de la, depasse de quinze fois le taux autorise. Puis ils finissent par nous initier au grand mystere : la montagne ne cede pas son or gratuitement. Ainsi, au debut des forages d’essai, quelques „rayons” ont du s’echapper car les herbivores qui paissaient dans le coin ont immediatement commence a vomir, et, depuis ce jour, les cerisiers ne fleurissent plus…
Sur la maison de Roxana Manta, un enorme panneau proclame que cette maison n’est pas a vendre et que l’on ne veut pas du cyanure. L’enseignante, professeur d’histoire a la retraite, connait la region sur le bout des doigts : c’est elle qui a ecrit la monographie de la commune. Elle fera tout ce qu’elle peut pour qu’a la place des mines remontant a l’epoque des Romains on ne trouve pas un trou beant. „Je suis nee ici, dans cette piece, et je veux y mourir”, dit-elle en retenant ses larmes. „Un etranger debarque pour s’enrichir et il me chasse de ma maison. C’est ca, la democratie ? Trois cents tonnes d’or valent combien de vies humaines ? Et pourquoi les lui a-t-on donnees pour des prunes ? Si le gouvernement est corrompu, pourquoi est-ce a moi d’en souffrir ?” L’enseignante raconte que la societe a obtenu de l’Etat roumain l’autorisation d’exploitation deux ans avant d’avoir acheve les etudes prealables. Malgre la demande de la population, ils n’ont pas soumis la question a un referendum local. „Ils ont tout obtenu au prix de mensonges et de tricheries ! Mais que se passera-t-il dans quinze ans, quand le Canadien sera parti ? Nous ne luttons pas contre l’industrie miniere, d’autant moins qu’elle est au centre de notre histoire depuis plus de mille ans. Nous luttons contre les crapules !” Depuis six mois, une Suisse, Stephanie Roth, habite chez Roxana. Elle est venue en Roumanie pour combattre ce projet megalomane. Elle tient a preciser qu’elle n’est salariee d’aucune organisation ecologiste. Elle rappelle que la societe Esmeralda de Baia Mare avait aussi, en son temps, promis le paradis sur terre, et que l’aventure s’est terminee par une gigantesque catastrophe ecologique. D’apres les documents qu’elle a pu se procurer, le draineur de cyanure prevu a l’emplacement de la bourgade de Carina devrait etre muni d’un barrage de 180 metres de haut. Cependant la region est un veritable gruyere, car on y pratique l’extraction miniere depuis plusieurs milliers d’annees, de sorte que personne ne peut dire ou se trouvent les galeries d’antan. La question se pose donc legitimement : les 200 millions de metres cubes d’eau polluee ne pourront-ils pas s’echapper ? Et jusqu’a quand les galeries situees sous la retenue pourront-elles supporter cet immense poids sans s’effondrer ? „Les representants de la societe canadienne ont reponse a tout, dit Stephanie. Ils affirment, par exemple, que le barrage sera conforme aux normes antisismiques – dans cette region ou, de memoire d’homme, il n’y a jamais eu de tremblement de terre ! -, mais ils passent sous silence le fait que, par souci d’economie, ils n’ont fait aucune etude geologique sur le site du lac de decantation. Et d’un point de vue juridique, il serait interessant de savoir si l’Etat roumain avait le droit de vendre les droits d’exploitation des mines qu’il avait pris de force a leurs proprietaires apres la Seconde Guerre mondiale.”
Avant de repartir, nous nous arretons encore sur le marche pour prendre quelques photos. Un homme, voyant notre plaque d’immatriculation, s’adresse a nous en hongrois. „Vous savez, les Canadiens nous ont promis que nous verrions des grenouilles coasser aux alentours du draineur de cyanure. Eh bien, c’est pour ca que je ne veux pas partir : de ma vie, je n’ai jamais vu de grenouilles acido-resistantes.”

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Postat de pe data de 31 ian., 2010 in categoria România în lume. Poti urmari comentariile acestui articol prin RSS 2.0. Acest articol a fost vizualizat de 474 ori.

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